lundi 21 février 2011

Démocratisation: la quatrième vague à l'orée des pays arabes


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Photo : Agence France-Presse

Après le sud de l'Europe, l'Asie et l'Amérique latine, puis le bloc de l'Est, la démocratie fait miroiter ses promesses à une nouvelle région. Mais gare aux illusions!
La démocratie va-t-elle s'implanter en Tunisie, en Égypte? La question obsède, ces jours-ci. On l'oublie parfois, mais dans l'histoire récente, les vagues de démocratisation n'ont pas manqué. Et peuvent être sources d'inspiration. Trois périodes viennent à l'esprit: d'abord celle des années 1970, dans le sud de l'Europe, alors qu'en Espagne, au Portugal et en Grèce, les régimes militaires tombent tour à tour. À l'époque, note le politologue français et ancien vice-président de Médecins sans frontières Guy Hermet, la famille des démocraties occidentales «semblait avoir atteint avec ces pays ses limites normales et indépassables». Eh non, dans les décennies qui suivirent, plusieurs régimes militaires sont remplacés en Amérique latine. Et en Asie, en 1986, les Philippines se libèrent de Marcos grâce à Corazon Aquino et de son «People's Power». Puis, dans les années 1990, le bloc de l'Est entre en transition démocratique.

Sommes-nous à l'aube d'une nouvelle vague qui va emporter les pays arabes? Difficile à dire. «Les gens y veulent-ils vraiment la démocratie?», s'interroge François Gélineau, de l'Université Laval, nouveau titulaire de la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires. Spécialiste des «démocratisations» en Amérique latine, M. Gélineau estime que les événements en Tunisie et en Égypte rappellent davantage ceux de l'Europe de l'Est des années 1989-1990. Il fait remarquer que la chute des militaires en Argentine, par exemple, est due non pas tant à un soulèvement populaire massif comme celui de la place Tahrir au Caire, mais à la déconfiture de la guerre des Malouines, qui a conduit à une «crise de légitimité» fatale pour le régime.

Certes, il est «bien tôt pour qualifier les développements politiques en Égypte et en Tunisie», comme l'écrivait Chris Arsenault, hier, sur le site de la chaîne satellite Al-Jazira. Mais certaines leçons des transitions démocratiques de l'Europe de l'Est devraient être étudiées dès maintenant pour ces pays en transformation.

«Je crains que l'Égypte suive les traces de l'Ukraine», estime par exemple Kristian Coates, un professeur à la London School of Economics interviewé par Al-Jazira. Même après la «Révolution orange» de 2004, les «oligarques» de l'ancien régime ont réussi à s'accrocher au système. Guy Hermet croit plutôt qu'en ces matières, il y a un équilibre à trouver: une purge totale visant les personnes liées à l'ancien régime peut aussi conduire à une sclérose de l'appareil d'État et au chaos. «Il vaut mieux que la rupture ne soit pas complète entre les deux régimes de gouvernement.»

Désillusions

Les plus grands risques, selon Guy Hermet, sont peut-être ailleurs: «Le produit le plus prévisible des démocratisations de ce temps est la désillusion, qui menace à brève échéance si le régime à peine né ne procure pas aux masses qui n'ont guère contribué à son accouchement des satisfactions matérielles presque immédiates», écrivait-il déjà en 1996.

En 2011, dans les pays arabes, les désillusions pourraient être aussi très grandes. En entrevue téléphonique au Devoir hier, il notait que les «foules de manifestants arabes sont très exigeantes et irréalistes». Souvent, les manifestants de pays en transition semblent confondre «la démocratie avec le miracle économique». En Tunisie comme en Égypte, par exemple les fonctionnaires réclament actuellement des augmentations de salaire mirobolantes. «La population confond souvent la démocratie avec la fin du chômage, avec une amélioration très très rapide du niveau de vie. Et au bout de trois mois ou de six mois, ils s'aperçoivent qu'ils n'ont rien eu du tout.»

Guy Hermet estime que les «pressions exercées par nos médias» n'aident en rien. Elles «poussent les populations concernées vers la radicalisation et obligent nos gouvernements à faire de même contre leur gré [car ils savent que la situation est explosive, mais redoutent d'être accusés d'indifférence]».

Modèles

Des modèles de transitions démocratiques? Il y en a, bien qu'on ne soit pas ici dans la science exacte. Plusieurs yeux, notamment chez les Frères musulmans les plus modérés, se sont tournés ces dernières semaines vers la Turquie du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, où les islamistes modérés ont leur place au gouvernement; et où le fait d'être au gouvernement aurait modéré les islamistes.

L'autre démocratisation inspirante est européenne. Sur le site d'Al-Jazira, on citait hier la sociologue Theda Skocpol, de Harvard, au sujet de la transition qu'a connue l'Espagne à partir de 1970 jusqu'à la mort de Franco en 1975. «C'est même un meilleur modèle que la Turquie», affirmait-elle. Guy Hermet aussi parle du pays de Juan Carlos. «Pas nécessairement parce qu'il y avait là des démocrates remarquables. Le roi d'Espagne est en quelque sorte une "créature" de Franco. Le premier ministre Adolfo Suarez, qui a fait la transition en Espagne, était un ancien ministre du parti unique.» Mais dans le pays voisin, le Portugal, la transition a été plus difficile «parce que c'est l'armée qui a pris en main le changement».

Jusqu'à maintenant, note Guy Hermet, il manque aux soulèvements arabes une personnalité forte, «un interlocuteur adverse», qui peut incarner et fédérer l'opposition face aux élites du régime en place. L'absence de «personnalités charismatiques» comme Lech Walesa en Pologne et Vaclav Havel en République tchèque pose problème. C'est peut-être là le propre des «révolutions» déclenchées par les réseaux informatiques, doublés de chaînes satellites comme Al-Jazira et Al-Arabiya. «Pour réussir une transition, il faut un personnage comme celui-là, qui a de grandes qualités de gestion.»

Processus lent


Chose certaine, la transition ne fait que commencer dans les pays arabes. Guy Hermet refuse le pessimisme, mais insiste: «Il ne faut pas être béat. Ça ne va pas être simple. Ça va être très difficile. Il n'y a pas d'échec à prévoir dans tous les cas. Mais à l'inverse, ce serait étonnant que ça fonctionne dans tous les pays.» Dans Le Passage à la démocratie (Presses de sciences po, 1996), il écrivait que «comme celles de la mer», les vagues de démocratisation «ont leurs flux et leurs reflux». Justement, cette semaine, le père de la pérestroïka, Mikhaïl Gorbatchev, confiait au journal d'opposition russe Novaïa Gazeta sa «honte» à l'égard de la Russie postcommuniste actuelle, qui, à son sens, a régressé démocratiquement: suppression de l'élection des gouverneurs; absence de liberté d'expression dans les télévisions nationales. Cela rappelle un autre Russe, Alexandre Soljénitsyne, qui, dès 1990, avait eu cette phrase en forme d'avertissement: «La construction juste et raisonnable de la vie publique est une tâche d'une extrême difficulté et ne peut être réalisée que très progressivement, au moyen d'une série d'approximations et de tâtonnements successifs. Cette tâche est inachevée même dans les florissants pays occidentaux qu'il faut regarder avec des yeux non pas extasiés, mais grands ouverts.»

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