vendredi 29 avril 2011

Marine Le Pen serait la « championne du vote ouvrier » ? J'en doute !

1-france-front-populaire-renault_273-8578a.jpgLe Journal du dimanche [1] nous a fait il y a quelques jours, la révélation que Le Pen était la « championne du vote ouvrier ».

Car en effet : « Solidement installée dans le peloton de tête des favoris à la présidentielle », la Pen est, d’après Le Journal du dimanche, « le choix préféré des cols-bleus ».

Tout du moins : « C’est ce qui ressort de notre reportage de [2] l’usine Renault de Sandouville, Seine-Maritime », explique Le Journal du dimanche [3].

Pour Le Journal du dimanche, « cette maladie » ouvrière « a un nom : la peur ».
On découvre ça, n’est-ce pas : on se dit que les prolétaires n’ont décidément pas fini de nous affliger.

Puis on lit, de près, le si démonstratif « reportage »Le Journal du dimanche fonde son affirmation que les ouvriers sont des malades - histoire de vérifier si on peut encore les soigner, ou s’il vaut mieux les achever tout de suite.

Accroche-toi, Olga : c’est du (très) lourd.
Ça commence par le témoignage de Danielle, 57 ans, « coquette avec ses lunettes de marque et son bel imper noir ».
Danielle « a bossé trente-neuf ans dans cette usine Renault de Sandouville (Seine-Maritime), puis elle est partie avec le plan Renault Volontariat : trois ans de chômage et la retraite à 60 ans, c’était ce qu’on lui avait promis ».
Sauf que, finalement : « Cet automne, l’âge légal » de départ en retraite « a été repoussé » [4].

Résultat : « Danielle se retrouve sur le carreau », sans chômage ni retraite.
« C’est foutu, j’aurai un an sans revenu », explique Danielle, « écoeurée par Sarkozy » [5].
« Du coup, » Danielle « votera Marine Le Pen en 2012 », narre Le Journal du dimanche.
« Gilbert, trente-cinq ans d’usine dans les jambes », est dans la même situation que Danielle : ce « barbu à l’air triste devra » lui aussi « passer un an sans revenu ».
Mais lui ne votera pour autant pas, qu’on sache, pour Le Pen : il a plutôt « choisi de faire de la danse-country pour “se changer les idées” ».

À ce moment-là de notre lecture, nous pressentons que ce « reportage » du Journal du dimanche marquera d’une pierre blanche l’histoire du prix Albert-Londres - et la suite le confirme, où vient, après celui de Gilbert-le-barbu-à-l’air-triste, le témoignage de « Nicolas Guermonprez » : il est « secrétaire général de la CGT », et « à 32 ans, pull noir à capuche sous sa blouse grise, il a déjà passé dix ans chez le constructeur automobile ».

Envisage-t-il, comme Danielle, de voter pour la Pen ?
Pas du tout.
Mais il annonce que Sarkozy « n’aura pas beaucoup de voix des ouvriers de Sandouville ! »
(Noter le point d’exclamation.)

« Jacques, entré en septembre 1968 chez Renault », ne dit pas (du tout), lui non plus, qu’il votera pour Le Pen : il se plaint juste des « délocalisations » - cependant qu’« un autre » ouvrier (dont nous ne saurons ni le nom, ni s’il porte une capuche ou de coquettes lunettes de marque, mais qui n’a semble-t-il aucune intention de voter pour l’FN) pointe quant à lui que « DSK n’est pas très populaire » à Sandouville, et que, du reste, DSK n’est « pas de gauche ».

« Florian, 50 ans dont trente à l’usine » , est du même avis : de son point de vue « DSK est lointain, c’est un énarque déconnecté ».
Finalement, « seul Patrice Deuve », qui « a commencé à la chaîne il y a trente ans », trouve DSK plutôt sympa : « DSK, c’est ce qui correspondrait le plus à la France », estime-t-il [6].
Je te rappelle, pour si t’aurais oublié, que nous sommes là dans un reportage dont Le Journal du dimanche, escomptant peut-être qu’on ne le lirait pas entièrement, vient de nous annoncer qu’il montrait Le Pen en « choix préféré des cols-bleus », et qu’est-ce que nous constatons ?

Nous constatons que Le Journal du dimanche a déjà produit sept témoignages (celui de Danielle, celui de Gilbert, celui de Nicolas Guermonprez, celui de Jacques, celui d’un autre, celui de Florian, celui de Patrice Deuve), mais que jusqu’à maintenant, il n’y a guère que la « coquette » Danielle, qui ait annoncé qu’elle voterait pour Le Pen.

Le huitième témoignage, celui de « Fabien, visage poupon et dur à la fois, 38 ans, entré chez Renault en 1999 » et « pilier de FO », va-t-il modifier cette statistique ?
Nenni.

Fabien, qui « s’exprime à titre personnel », déclare au contraire qu’il est « de gauche », et « pas partisan du FN » : voilà encore un ouvrier qui ne votera donc pas pour Le Pen.
« Alain » non plus : ce « “rouge” de 43 ans », neuvième et avant-dernier témoin du reportage du Journal du dimanche, relève que « tout augmente, les pâtes, le pain, le riz », mais n’en déduit nullement qu’il devrait donner son vote à l’extrême droite.
« Olivier » , par contre : si.

Avec son « tatouage sur l’épaule qu’on devine sous son blouson », Olivier, qui « a déjà dix ans d’ancienneté chez Renault », n’attend « rien de la prochaine présidentielle », mais, tout de même : « il votera pour » Le Pen, comme Danielle.

Fin du reportage.

Donc,
si je résume :


Il y a 2.450 ouvriers, à l’usine Renault de Sandouville.

Le Journal du dimanche en a rencontré ....dix.

Sur ces dix, deux seulement, dont une retraitée, envisagent, un an avant la présidentielle, de voter pour Le Pen.

Quelle conclusion en tire Le Journal du dimanche ?
Le Journal du dimanche en tire la conclusion que Le Pen est la « championne du vote ouvrier ».

C’est ce qu’il y a de bien, avec le journalisme des hauteurs : quand la réalité ne correspond pas tout à fait (ou pas du tout) à ton mépris de classe, tu la refais à ton idée.
Puis tu reprends, au refrain : « Prolo, salaud, la presse aura ta peau. »

Notes

[1] Propriété d’Arnaud Lagardère, qui aime à se donner pour le frère du chef de l’État français.
[2] Sic.
[3] Puis d’ajouter que les « témoignages » recueillis dans le cadre de ce reportage sont « confirmés par » une « enquête Ifop/ Paris Match/Europe 1 dans laquelle la fille Le Pen recueille 36% des voix chez les travailleurs, très loin devant DSK (17%) et Nicolas Sarkozy (15%) ».
[4] Sous les nourris applaudissements, mais ce n’est pas rappelé, du Journal du dimanche, où l’on acclama cette courageuse mais nécessaire réforme.
[5] Et sans doute aussi, mais ce n’est pas dit non plus, par les journaleux qui ont ovationné cet automne la réforme des retraites.
[6] Patrice Deuve juge aussi que « Marine Le Pen n’a pas toujours tort », mais qu’« elle est quand même extrême ».

Sebastien Fontenelle de la revue Politis

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